L’ombre et l’oiseau

 

Frôler les murs pour ne pas froisser leurs regards noirs. Arpenter les longs couloirs de l’appartement, en silence. Surtout ne pas faire de bruit, ne rien déranger. Respirer, puisqu’il le faut bien. L’enfant s’acquitte de toutes les tâches délaissées par des adultes qui l’ignorent et la méprisent. Dans le secret de son cœur, elle les appelle encore papa et maman, mais on lui interdit de prononcer ces mots, trop doux pour sa bouche tendre d’enfant oubliée dans un coin, comme un vieux jouet brisé que l’on souhaite mettre au rebus. De ses minuscules mains délicates, mais déjà usées par les tâches domestiques, elle s’affaire, comme une grande, reconnaissante de se voir attribuer les corvées, même les plus ingrates, comme s’il s’agissait d’une importante mission, dont elle seule serait la garante. Malgré tout le soin qu’elle porte à son ouvrage, jamais ils ne se montrent satisfaits. La colère les envahit du plus profond de leurs cœurs obscurs. Leurs mots, plein de haine, griffent son visage et son cœur, tels milles petites lames qui laissent sur sa peau des traces indélébiles. Elle ne se plaint jamais, ignorant même qu’elle le pourrait, telle une âme pure, inconsciente de son malheur. L’autre jour, on lui a raconté, à l’école, que les oiseaux qui ont toujours vécu en cage ne s’envolent pas, même lorsque l’on ouvre la porte de leur cage. Peut-être ne savent-ils pas qu’ils en sont capables. Cette histoire l’a marquée. Elle aimerait être un oiseau né libre qui vole dans le ciel. Mais elle n’est qu’une ombre qui frôle les murs. Les ombres n’ont pas le droit de rêver et même le ciel semble l’avoir oubliée. Ses sœurs sont aimées, adorées, choyées par leurs parents. Parfois, elle ramasse, en cachette, les miettes tombées de leurs croissants pour les laisser fondre sur sa langue et découvrir le goût si merveilleux de la douceur. Voilà quelques jours, deux femmes sont venues la chercher et l’ont emmenée dans un foyer, parmi d’autres enfants qui jouaient et chahutaient. Elle n’a pas pleuré. C’est comme si l’on avait décollé son ombre du mur et que son corps pouvait maintenant se déployer. Des adultes lui ont parlé, l’ont écoutée, se sont souciés de savoir comment elle se sentait, lui ont donné ce dont elle avait besoin et, soudain, elle s’est sentie heureuse d’être enfin considérée comme un être vivant.

© Aliénor Oval Texte et photo - 19/02/23



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