L'oiseau fantôme

Sous le soleil éclatant de midi, j’observe mon ombre sur l’asphalte, tandis que je traverse la rue. Je distingue mes longs cheveux soulevés par le vent, mon grand manteau, le bas de mon pantalon pattes d’eph’, ma silhouette tout entière qui s’allonge alors que je suis perchée sur des Doc Martens à talons de 8 cm. Des images me reviennent, colorées et vibrantes. Et lui surtout, son visage, ses expressions, sa voix. Celui qui a déposé dans mon ventre de la poussière de lune, d’étoiles et d’or, voilà 27 ans. L’âge de mon fils aîné. A 20 ans, je vivais la vie de bohème, à Londres. J’étudiais l’art, peignais, dessinais, chantais en m’accompagnant à la guitare folk. Lui et moi, nous écumions la ville, plein d’allégresse, nous nous allongions sur l’herbe grasse des parcs, écoutions de la musique psychédélique, toute la nuit, nous nous rendions en stop à des festivals pour lesquels nous n’avions aucun billet d’entrée.

Mes cheveux teints en auburn, je portais de longues jupes, d’immenses colliers de perles, des bagues aux pierres multicolores, une grande veste en cuir mauve et des bottes à talons hauts, en velours violet électrique. Je virevoltais et dansais autour de lui.

Bientôt, il portait notre fils dans ses bras. Je confectionnais pour notre bébé des bodys tye & dye et tricotais des pulls à larges mailles, aux couleurs de l’arc-en-ciel.

Il était si épris de liberté qu’il se rêvait toujours ailleurs. Même à nos côtés, il se trouvait loin, dans sa tête, dans son imaginaire florissant, porté par des fumées tièdes et envoutantes. Toute attache, tout attachement nuisent-ils à la liberté ? Janis Joplin chantait dans la chanson Me & Bobby McGee « Freedom is just another word for nothing left to lose » (Dire qu’on est libre revient à dire qu’on a plus rien à perdre). Faut-il avoir tout perdu pour se sentir libre ? Est-ce le prix à payer ? Cela en vaut-il vraiment la peine ?

Et puis, la colère le rongeait. Une colère profonde envers les hommes et leurs carcans, envers la société. Il inspirait le ciel et recrachait du goudron. Je crois que cet homme était un oiseau, tombé au sol par inadvertance, blessé et malheureux, malgré la musique puissante qui ne s’arrêtait jamais, la fumée blanche qui embrumait sa chambre, les rires éclatants de ses amis, mes bras immenses pour le contenir tout entier et mon amour profond, comme une mer qui ne sait plus le jour.

L’oiseau s’est envolé, nous laissant seuls, moi et notre fils encore tout petit. Moi qui étais devenue mère, avant même de me savoir femme.

L’oiseau au panache de lumière qui m’avait ébloui, plus que toutes les étoiles du ciel, a disparu dans le vaste monde, avalé par l’inconnu.

Des années durant, je respirais encore son odeur à chaque souffle et le devinais au détour de chaque rue. La douleur me brûlait le cœur. Mais la vie est passée. Un malheur en a chassé un autre. Une joie a succédé à une autre. Son souvenir a cessé de m’habiter chaque instant, même si, désormais, mon fils lui ressemble un peu plus, chaque jour.

Il y a peu, j’ai tenté de le retrouver par tous les moyens à ma portée. Il semble que même la poussière ne se souvienne plus de lui. Mais, aujourd’hui, je l’ai retrouvé, dans mon ombre.

 

© Texte et photo Aliénor Oval – 22/01/24

Commentaires

  1. Comme souvent, je crois lire dans tes textes une part de vécu, d'autobiographique mais pas seulement... L'image est belle de cet oiseau cloué au sol malgré lui

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