Les cellules indigo

 

Il y a peu, je déambulais dans Nantes, lors d’une après-midi passée avec ma fille. Entre deux magasins, nous nous arrêtons un instant sur le trottoir. Un homme, derrière moi, se penche, et lorsqu’il étend machinalement sa jambe, celle-ci vient me frapper vivement, au niveau du mollet, sans qu’il l’ait fait exprès. Aussitôt, et à ma grande surprise, je me retrouve dans le corps de mes 9 ans, au moment précis durant lequel quelques garçons de ma classe s’étaient amusés à me lancer des coups de pieds dans les mollets, toute la journée. Nous étions en sortie scolaire. En rentrant chez moi, je constatais la couleur bleue de mes mollets douloureux. Ma mère ne sembla pas le voir, pourtant je portais des robes d’été en coton qui s’arrêtaient à mi-genou. Au fil des semaines, le bleu passa du violet au jaune, en passant par le verdâtre, avant de disparaître intégralement. Aucun adulte ne sembla s’en émouvoir. Je n’en parlais donc pas. J’éprouvais même une certaine honte. Sans doute avais-je fait quelque chose de mal, pour mériter cela.

 Depuis des années déjà, je demeurais exclue des groupes qui s’amusaient ensemble, sur la cour. Mon amour des livres, dont j’aimais parler, me rendait singulière et détestable à leurs yeux. Mes mots s’effritaient sur les parois lisses de leurs esprits moqueurs. Je restais assise sur mon banc, durant toute la récréation. J’ignorais mon malheur. Dans ma bulle, je me réfugiais dans mon imaginaire florissant, qui me portait toujours plus loin, hors d’une indigente souffrance. Je me contentais de ma vie insulaire, sur la cour. A intervalles réguliers, une grappe exaltée se détachait du groupe, pour venir me conspuer. Mes lectures, mes pensées, mes propos les agaçaient. Leurs regards noirs, leurs rires méchants avaient pour vocation de me montrer à quel point j’étais différente d’eux, dans leur perception. Mon inaltérable joie de vivre, en dépit de toutes leurs attaques, les déchainaient. Jamais, je n’ai ressenti la moindre animosité à leur égard. Le bourreau des uns est souvent la victime des autres.

Enfant, on me disait différente, avec un regard mauvais, tandis qu’aujourd’hui on me qualifie de particulière, avec un œil brillant et une pointe d’envie dans la voix. Les mots m’ont forgée, portée, durant les temps difficiles. Les mots sont les amis que je n’ai pas eu durant mon enfance, mes confidents, mes plus fidèles compagnons.

C’est fou à quel point mon corps m’a ramenée instantanément à ce moment où je fus molestée, enfoui dans les tréfonds de mon esprit, depuis des décennies. Chaque cellule du corps semble garder une mémoire intacte de ce qu’il a subi. Alors ce corps, il ne convient pas juste en prendre soin, même après si longtemps, il faut aussi le consoler.  

© Texte et photo Aliénor Oval – le 13/11/2023

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