Black out

 


Sans trop savoir pourquoi, je reste figée devant la maison de mes parents, abandonnée depuis des années. Avant que la maison ne soit vendue, j’y retourne une dernière fois. J’hésite à franchir la porte. Ma tante Lili m’a conseillé de venir me reposer ici, quelques jours. J’ignore comment elle est parvenue à me convaincre. Il est encore temps de partir. Je ne garde pas que de bons souvenirs de ce lieu.  Plus personne ne réside en cette demeure. De quoi aurais-je peur, désormais ?

 Je pénètre dans le salon. L’odeur de renfermé emplit mon nez, et la poussière me fait tousser. J’ouvre les volets. Rien ne semble avoir bougé. Le journal de mon père se trouve encore sur son fauteuil. J’avance dans le long couloir qui mène aux chambres. Tout au fond, se distingue la mienne. Ma chambre d’enfant est intacte. Le lit, l’armoire et le bureau bleu roi se dressent toujours au même endroit. Les lourds rideaux en velours bleu pâle encadrent la fenêtre. La moquette paraît délavée. Le papier peint, à motif floral, se décolle, à partir du plafond. J’observe la pièce et me questionne sur ma présence ici même. J’aère la pièce étouffante, puis je me tiens à la fenêtre et contemple le jardin verdoyant. Une table, ainsi que 4 vieilles chaises en métal, sont cernées par des roses, des lilas, des camélias, des hortensias et quelques denses buissons, aux feuilles luisantes. Plus loin, se trouvent plusieurs arbres fruitiers. Quelques nuages blancs ponctuent un ciel bleu azur. Le chant des oiseaux me délasse. Je m’installe dans le jardin et savoure mon thé, tandis que le soleil réchauffe ma peau. Les yeux clos, je me sens bien. C’est la première fois depuis longtemps. Lili avait peut-être raison, après tout. Je ne trouverai ici que ce que je suis venue chercher. Peu importe le passé. Aucun lieu ne porte indéfiniment son histoire. Tout se réinvente et se réécrit sans cesse.

De retour dans le salon, je m’assois dans le fauteuil de papa, face à la télévision que je ne souhaite pas allumer. A la fin, papa s’en était lassé, lui aussi. Il ne l’allumait plus guère et restait assis, fixant l’écran noir, des heures durant. Je lis son vieux journal. Au creux du fauteuil confortable, je finis par m’endormir. Dans mon sommeil, je découvre un visage obscur qui flotte au-dessus de moi, comme si j’avais les yeux ouverts. J’essaie de me réveiller, mais je ne parviens pas à bouger. Le temps s’écoule au ralenti. A force de tentatives, je réussis à récupérer les sensations dans mes pieds et tout mon corps se ranime. J’ouvre enfin les yeux. Tout semble normal, autour de moi. Après avoir dîné dans la cuisine, je me rends dans ma chambre et referme la porte. Un détail m’interpelle. Quelque chose de familier. Je monte sur une chaise pour observer l’endroit où le papier peint se décolle et je constate que, sous le papier peint de ma chambre d’enfant, se trouve un papier peint identique à celui de mon appartement actuel. Troublée, je m’interroge. Je ne l’ai pas remarqué tout à l’heure. Peut-être que mon esprit me joue des tours et que je n’ai pas prêté attention à ce détail, auparavant. Mes yeux clignent et je sens que je m’endors. Demain, je me lèverai tôt et marcherai jusqu’à la mer. Je mets mon portable en charge pour la nuit, sur la table de chevet. Une fois la lumière éteinte, je m’allonge sur le dos. Dans le noir, l’espace autour de moi paraît infini. Je me sens toute petite. Je retrouve la sensation que j’avais enfant, lorsque je remontais la couverture jusqu’à mon menton, une peur palpable de tout ce que je ne voyais pas mais qui existait pourtant, j’en étais persuadée. Au plus profond de moi résidait la certitude de ne faire qu’un avec l’obscurité. Le sommeil m’envahit tandis que mon cœur bat lentement. Mon corps s’enfonce dans le matelas, lourd, très lourd. Mon esprit s’élève, attiré par une lumière blanche. Il monte sans cesse, jusqu’à la nébuleuse. Au-delà encore. Là où l’obscurité reprend ses droits. Je flotte au-dessus de mon corps et me déplace dans un lieu où le temps et l’espace ne font qu’un. Je sens une présence à mes côtés. Une créature aux contours indécis m’étreint. Elle se fond à moi. Je redescends doucement. Mon esprit réintègre mon corps. Tout est noir.

J’entrouvre les yeux. Il fait jour. Quelques rayons traversent les interstices des volets. Je me sens fatiguée. Assise sur mon lit, je regarde mes messages et les photos, prises hier dans le jardin.  L’une d’elles me glace le sang, prise dans la chambre ce matin, à 7h43, alors que je dormais. La pièce semble distordue, une ombre plane au-dessus de mon lit et, sur le côté, une silhouette lumineuse semble me veiller. J’ouvre grand les volets et scrute la pièce. Rien de particulier, si ce n’est le papier peint qui se décolle de plus en plus. Je prends des photos de mon lit, de mon bureau, ainsi que dans le jardin et, à chaque fois, une ombre floue apparaît. La caméra de mon portable doit être abimée et j’ai sans doute pris la photo de 7h43, sans le faire exprès, lorsque j’ai éteint ma sonnerie, ce matin.

Après avoir bu un thé dans la cuisine, je reste un moment, assise, à contempler les fines particules qui dansent dans un rayon de soleil. Je me souviens des gâteaux au chocolat préparés dans la cuisine avec maman, de la cuillère en bois que je léchais, avec délectation. Il me semble que l’odeur du chocolat fondu emplit la cuisine, à nouveau. Elle m’écœure presque. Le dégoût me revient en bouche. Je revois le regard de maman lorsqu’elle m’observait en silence, dans la maison. Maman était gentille, je crois que l’on pourrait dire cela d’elle. Mais, elle avait peur et cela suintait par ses pores, par ses yeux. Et il fallait que cela s’arrête. Je me souviens avoir mis quelque chose dans son thé. Cela semble si lointain, désormais.

Je dois sortir et voir la mer. Sentir les embruns sur mon visage. Avoir encore la sensation d’être vivante, dans la lumière. Mais cette seule idée m’épuise et je reste longtemps assise, recueillant mes souvenirs enfouis. Je finis par me lever. C’est tellement dur ! Mon corps est si lourd ! J’avance à petits pas. Je me traine. J’attrape mon sac et je sors. L’air est doux mais le ciel s’est couvert. Une fois dans ma voiture, je démarre. En marche arrière, un signal sonore m’indique un obstacle derrière moi, alors que l’allée est vide. J’éteins le moteur et sors du véhicule. Je me dirige vers le portail pour l’ouvrir. Impossible. Il est comme scellé. Même en y mettant toute ma force, je n’y arrive pas. Epuisée, je retourne dans la maison.

Dans la chambre, je constate que le papier peint s’est décollé jusqu’à mi-hauteur des murs. Sur la table de chevet, se trouve le livre que j’avais pourtant laissé chez moi et des vêtements que je suis sûre de ne pas avoir emmenés sont posés sur le lit. Il me semble devenir folle. J’ai la sensation de lutter contre une chose invisible qui veut s’emparer de mon corps et de mon esprit. Je ne veux plus penser à rien. Je me fais couler un bain. J’aime le bruit de l’eau. Je pense à la mer. Je sens la chaleur et la lumière sur mon visage. Je sens une présence bienveillante, diffuse. Je me déshabille et m’enfonce dans l’eau brûlante. Les yeux fermés, je me laisse aller. Je me sens bien. Des images s’immiscent derrière mes paupières closes. Des remous dans l’eau. Des bras qui s’agitent désespérément, puis un grand calme. Il fallait que cela s’arrête. Je le savais déjà à neuf ans. Son regard implacable sur moi, je ne le supportais plus. Elle me voyait au-delà de mon corps. Elle avait ce don. Elle ne voyait pas sa fille, elle voyait un monstre et c’est ce que je suis devenue. J’ai réduit en poudre son somnifère et je l’ai versé dans son thé. Je lui ai demandé de venir me laver les cheveux quand elle l’aurait fini. Elle s’est penchée sur moi, a mouillé ma chevelure en tenant le pommeau de douche au-dessus de ma tête. J’ai remarqué qu’elle se sentait un peu étourdie. Elle évitait mon regard, comme à chaque fois qu’elle était proche de moi. De toutes mes forces, je me suis jetée sur elle et j’ai immergé son corps dans l’eau. Ma force était surhumaine, inimaginable. Elle s’est débattue, mais il n’y avait rien à faire. Lorsque ses forces l’ont quittée, j’ai vu ses yeux écarquillés sous l’eau, puis son regard effrayé est devenu vide. Je suis restée dans l’eau, jusqu’à ce que mon père arrive. Il est tombé à genoux sur le sol, lorsqu’il est entré dans la salle de bain. Il pleurait et répétait « Mon Dieu, mon Dieu ! ».  Il n’a rien dit d’autre, mais il savait. Il m’a sortie du bain, m’a enroulée dans une serviette et portée hors de la pièce. Puis il est resté un long moment dans la salle de bain, porte fermée à clé. Il a été admis que maman s’était endormie dans son bain. Tout le monde savait qu’elle prenait des somnifères et des anxiolytiques. Durant les années suivantes, mon père et moi avons vécus ensemble et il n’a cherché qu’à me protéger. Son corps s’est désagrégé. Il était toujours malade, mais tenait bon pour moi. Une immense mélancolie s’était immiscée en lui. J’ai fini par quitter la maison, mais je revenais régulièrement le voir. Il restait tout le temps sur son fauteuil. La dernière fois que je l’ai vu, il y était assis, son journal posé sur l’accoudoir, fixant l’écran noir de la télévision. J’ai réalisé qu’il évitait lui aussi mon regard. Je me suis interposée entre lui et l’écran. Lorsqu’il a levé les yeux, son regard a plongé dans le mien et ce qu’il a vu l’a tellement terrifié qu’une vive douleur a déformé son visage, juste avant que son cœur ne cesse de battre.

Je sors du bain et m’habille. Je n’irai pas à la mer. Lorsque j’entre dans ma chambre, le papier peint est presque entièrement décollé. Je sens en moi une force considérable, comme celle que j’avais eue enfant, dans mon bain. Je sens mon esprit attiré vers le haut. Au bord du lit, la silhouette lumineuse réapparait. Je l’observe en silence, tandis que l’ombre s’est reformée au-dessus du lit. Bien qu’ils soient flous, je reconnais les traits de mon père dans la lumière. Je le fixe. Mes yeux sont un abîme.

 - C’est toi qui m’as fait venir ici, c’est ça ? Tu espérais quoi ? Me sauver de moi-même ? De mon destin ?

 Autour de moi, le papier peint finit de se décoller et l’ombre s’étend de plus en plus. Je réalise que n’ai jamais eu de tante Lili.

 Je m’adresse, de nouveau, à mon père.

 -  Lili c’est juste la lumière, celle qui a conduit nos esprits ici, le tien et le mien. Mais c’est inutile. Tu ne pourras rien empêcher. Tu as été un bon père, mais tu dois repartir d’où tu viens et moi je dois finir ce que j’ai commencé.

 La lumière vacille désespérément. Je sais qu’il lutte pour rester avec moi, pour changer encore le cours des choses. Mais il est trop tard et cela l’a toujours été. Cela me vrille le cœur et le corps, mais je lui hurle :

 - Pars !

 La silhouette lumineuse pâlit, puis s’évanouit. Avec elle, tombe le dernier rempart à l’obscurité et meurt tout ce qu’il me restait d’humanité.

 La pièce s’assombrit aussitôt. Mon esprit flotte, au-dessus de mon corps qui est allongé dans mon lit, dans mon appartement qu’il n’a jamais quitté. L’ombre est partout, elle me parle. Sa voix est diffuse, elle envahit tout. La voix murmure :

 -  Tout peut s’accomplir désormais. Tu as toujours su que cet instant allait arriver, même enfant. Tu le désirais, autant que tu le redoutais. Tu sentais déjà ton lien avec l’obscurité. Tu l’as nourri au fond de toi, comme un animal sauvage, sans jamais l’apprivoiser. Il est temps, maintenant, d’embrasser ta vraie nature et de faire ce pour quoi tu existes. Tu le sais n’est-ce pas ? Tu as toujours été différente. Ce sang et ces larmes n’étaient pas inutiles, ils avaient un but, celui de te montrer la voie.

 Mon esprit s’élève.

 - Es-tu prête ?

 Je lui réponds sans hésiter.

 - Oui !

 L’ombre se fond en moi. Je monte toujours plus haut dans l’espace. Je traverse des voies lactées, des zones emplies de signes lumineux étranges, des étoiles mortes, des trous noirs. Dans l’obscurité totale, j’entends des milliards de voix. Tous ces esprits égarés, ces âmes perdues, je les appelle à moi. Ils me rejoignent, disparaissent en moi pour me donner leur force. Lorsqu’il n’en reste aucun, je commence à redescendre. L’espace et le temps se plient à mon désir. Rien ne pourra m’arrêter. Je refais le même trajet à l’inverse, mais il ne dure pas même un millième de seconde. Les bras en croix, mon corps est immobile sur le lit. Mon corps est secoué d’un spasme lorsque mon esprit le réintègre. Mon esprit et mon corps ne font plus qu’un. Je porte en moi la noirceur de l’univers. Tout vient de commencer. Nous marcherons ensemble vers le chaos et le néant.

 TREMBLE, toi qui lis ces lignes !

Bientôt, je serai derrière ta porte, je pénètrerai ta chambre. Tandis que tu cherches désespérément le sommeil, tu sentiras mon souffle sur ta nuque, la caresse de mes mains froides sur tes bras. Tu bondiras hors de ton lit. Tu me regarderas, terrifié, incapable de prendre la fuite. Partagé en le désir et l’effroi, comme les autres, tu finiras par te laisser attirer vers le néant que je porte en moi, pour y trouver le repos que tu cherches tant. Tu oublieras tes rêves et tes aspirations, pour ne vivre qu’en moi. Je te tends les bras, tu avances vers moi. Alors que tu marches vers cette ultime étreinte, que tu t’apprêtes à te dissoudre en moi, ton regard se perd dans mes yeux infiniment noirs et tu me vois enfin telle que je suis : tu vois les ténèbres.

 ©Aliénor Oval texte et photo – 26/10/2023

 

 

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