Jardin éternel / Novella de science-fiction / 4ème et dernière partie
— Bonjour Elisabeth, comment vous portez-vous,
aujourd’hui ?
— Ça va. Et vous, Emy ? dit la
vieille dame, à la mine fatiguée.
— J’ai constaté que vous étiez
bouleversée, hier soir, lorsque j’ai retiré la puce. Voulez-vous m’en dire plus ?
— Disons que mes soupçons ont été
confirmés, d’une terrible manière. J’ai récupéré tout un pan de mon passé,
enfoui au fond de moi. C’est douloureux, mais j’ai retrouvé un amour si pur et
sincère que je sens la vie renaître au fond de mon cœur éteint, au fur et à
mesure que les souvenirs me reviennent. Clark était bien le grand amour de ma
vie. Il est mort et sa femme aussi. Mais, dans le programme Memorheal, je peux
le retrouver. Tout n’est pas fini. Je suis sûre que cet amour peut ressusciter et
que nous pouvons être heureux.
— Elisabeth, je crains que vous ne vous
emballiez un peu trop. J’avais des doutes sur l’existence de Clark, mais
certains éléments semblent correspondre à ce que vous m’avez demandé de
rechercher. Vous parlez de sa mort, alors que je n’ai évoqué que sa
disparition. Je ne sais pas ce que vous avez vu dans Memorheal, mais tout ce
qui s’y passe n’est pas la réalité, même si tout repose sur des souvenirs bien
réels. Je veux bien croire à l’existence de Clark et à sa place dans votre vie,
mais le programme va évoluer en fonction de vos désirs, de vos envies, donc, il
va vous emmener là où vous voulez vous rendre.
— Tout ce que j’ai vu, ce sont bien mes
souvenirs, j’en suis sûre. Même s’ils prennent parfois une forme étrange, j’en
conviens.
— Elisabeth, il faut que je vous parle,
mais je dois être certaine que vous ne répéterez à personne ce que je m’apprête
à vous dire.
— Vous pouvez me faire confiance, Emy. Je
vous écoute, répond la vieille dame.
— Mon conjoint bénéficie d’un poste à
responsabilités chez Dataid et il connaît la véritable ambition du programme
Memorheal. Nous sommes des activistes et monsieur Lhifter ignore nos liens et
nos projets. La firme Dataid n’a aucune considération pour les personnes âgées
et tous ceux qui souffrent de troubles cognitifs. Tout ce qui les intéresse est
de gagner toujours plus d’argent. Vous avez été choisie pour représenter le
programme Memorheal aux yeux du grand public pour les raisons que monsieur
Lhifter vous a énoncées et, également, car vous n’avez ni enfant ni famille, ce
qui limite le risque de poursuites ultérieures. Memorheal a deux raisons
d’être. La première est de faire en sorte que les personnes âgées ne ressentent
plus aucun besoin et ne nécessitent plus que de minimes interventions d’un
personnel encore plus restreint, pour faire toujours plus d’économies. Pour
l’instant, vous êtes dans le programme douze heures par jour, mais pourquoi pas
vingt ou vingt-deux heures, à l’avenir ? Le deuxième but du programme est
de s’approprier les souvenirs des personnes âgées, en les extirpant de votre
esprit, puis de les classer, les répertorier et les exploiter en tant que data,
dans un objectif commercial. Tout cela est écrit, en petits caractères, dans
votre contrat de trente pages. Quoi de plus riche en matière de marketing que
d’avoir accès au déroulement entier d’une vie ? Quant aux réels bénéfices
du programme sur le plan cognitif, ils sont négligeables et il se pourrait que
Memorheal mène à la démence. Ma présence ici avait pour seul but de vous
rencontrer et de vous informer de ce qui est en train de se passer. Demain,
vous allez être emmenée à la convention de Dataid et vous serez interrogée sur
les bénéfices du programme, devant un large public. L’interview sera diffusée
en direct. Vous seule pouvez influencer le public et les politiciens pour
éviter cette atteinte aux droits des personnes âgées, déjà bien réduits. Je
tiens à vous dire aussi que je me suis beaucoup attachée à vous, depuis un an,
et que je suis désolée de vous mettre dans cette position, mais je n’ai pas le
choix.
— Je ne sais pas quoi dire, Emy. Je suis
troublée. Je comprends tout ce que vous me dites et je n’en suis que
partiellement surprise. Je sais bien que les grandes firmes ne pensent qu’à
leur profit. Mais, le programme m’a permis de retrouver Clark et c’est
inestimable pour moi.
— Votre cas est particulier, Elisabeth.
Le souvenir de Clark était probablement refoulé très profondément depuis des
années, pour des raisons que vous seule connaissez. Mais dites-vous que Dataid
vous vole tous vos souvenirs, même celui-là qui ne devrait appartenir qu’à
vous.
— Vous avez raison, Emy. Ce n’est pas
acceptable. Je ne veux pas que mon amour pour Clark finisse dans un fichier. Et
je ne veux pas non plus qu’une légion de personnes âgées finissent leur vie,
clouées dans un fauteuil, en se faisant extraire la moindre parcelle de leurs
souvenirs, sans scrupules. Que dois-je faire, demain ?
— Parlez avec votre cœur, Elisabeth.
Dites ce que vous venez de me confier. Le public ne pourra qu’être sensible à
vos paroles.
— Je ne sais pas si j’en serai capable.
— Je crois en vous, Elisabeth. Vous seule
pouvez le faire. Voulez-vous voir la réalité de Memorheal ?
— Cela est-il possible ?
— Oui, mon mari a fabriqué une puce qui
se fixe sur la première et permet de voir le vrai visage du programme.
— Oui, je veux bien.
— Je vous préviens, Elisabeth, il va
falloir vous accrocher. Ce ne sera pas une partie de plaisir.
— Je vous demande une faveur toutefois.
Laissez-moi profiter du programme encore une journée. Ce sera peut-être la
dernière fois.
— Bien sûr, Elisabeth. Je fixerai la
deuxième puce en fin de journée, un peu avant de désinstaller la première, répond
tendrement Emy, en plaçant la puce sur la tempe d’Elisabeth.
La pensionnaire se retrouve dans sa
chambre. La douce lumière du jour traverse la pièce. Les murs sont d’une
éclatante couleur champagne. La coiffeuse est couverte de fioles précieuses, de
bijoux délicats et de maquillage raffiné. Sur le mur, la photo de son mariage
avec James. Elle remarque soudain que la fleur dans ses cheveux est une rose.
Et, sur la photo du lac, c’est Clark qui l’enlace et non plus James. Elle passe
devant la grande armoire blanche et se contemple dans le beau miroir ovale.
Elle porte la même robe vert amande aux liserés de dentelle que lorsqu’elle se
baladait autour du lac. Son visage est resplendissant. Elisabeth s’avance vers
la fenêtre grande ouverte. James est étendu sur l’herbe, grelottant.
— La femme est dans le lac. La femme est
dans le lac, affirme James, le regard infiniment triste.
Elisabeth sort de la chambre pour le
rejoindre. Le couloir a retrouvé une dimension normale. Elle descend les
escaliers et s’élance dans le jardin. Elle s’agenouille à côté de James qui paraît
à bout de force et répète toujours la même phrase.
— Quelle femme est dans le lac ? l’interroge
Elisabeth.
— La femme de Clark.
Elisabeth regarde James, interdite.
— Tu te souviens, cette nuit-là, lorsque
tu es rentrée, avec ta robe pleine de sang ? Je t’ai lavée et mise au lit.
Tu t’es endormie immédiatement, complètement sonnée. Je me suis rendu dans la
salle de bains pour tout nettoyer. J’ai brûlé ta robe dans la cheminée. J’ai
conduit jusqu’à la maison de ton amant dont tu avais balbutié le nom et
l’adresse dans une horrible et folle litanie lorsque je t’avais questionnée.
J’ai lavé le sol ensanglanté. Puis, en pleine nuit, j’ai transporté le corps de
cette femme brune dans la montagne. Je l’ai lesté avec une grosse pierre et
l’ai jeté au fond du lac. Nous n’en avons jamais parlé.
— Et le corps de Clark, qu’en as-tu fait ?
— Tu le sais.
— Non, je t’assure que non.
James se met à pleurer.
— Je te demande pardon, Elisabeth.
— Pourquoi me demandes-tu pardon, James ?
Je t’ai fait tant de mal et tu as toujours été là pour moi.
James sanglote de plus belle et confie,
l’air contrit.
— Sous les roses. Je l’ai enterré sous
les roses du jardin pour que tu ne partes jamais.
Elisabeth se sent chavirer. Les larmes lui
montent aux yeux. Elle tente de se contenir. James la contemple, les yeux
pleins de larmes. Elisabeth sent que quelque chose vient de céder en elle. Le
ressentiment sourd qu’elle éprouvait a disparu. Elle se sent apaisée et
s’adresse tendrement à James, en caressant ses cheveux.
— Je te pardonne et je te demande de me
pardonner.
— Le jour de notre mariage, je t’avais
déjà tout pardonné.
— James, je t’ai aimé à ma manière et je
crois que nous avons été heureux.
— J’ai été l’homme le plus heureux du
monde à tes côtés, Elisabeth, murmure-t-il, en rendant son dernier souffle.
Elisabeth sent un vent léger souffler dans
son dos. Elle se tourne et voit, au milieu des roses du jardin, Clark, les bras
chargés de roses, qui l’attend, un grand sourire aux lèvres. Elle se précipite
vers lui.
Soudain, Elisabeth se retrouve dans un
lieu entièrement blanc et vide. Nue et effrayée, elle constate qu’elle a
retrouvé son corps de vieille dame. Ses longs cheveux blancs retombent sur ses
épaules. Un froid glacial la saisit. En levant les yeux, elle réalise que deux
immenses diodes rouges, tels les yeux d’un démon, semblent l’observer. Elisabeth
voit passer ses souvenirs dans des bulles qui s’enfoncent dans la matière
blanche et molle qui l’entoure, jusqu’à disparaître. Une rose rouge dans une
bulle passe sous ses yeux terrifiés. Elle s’y accroche désespérément. Tout son
corps tremble.
— Elisabeth, tout va bien. Je suis là, lance
Emy, rassurant la pensionnaire qui est paniquée.
La vieille dame finit par ouvrir les yeux,
soulagée de reconnaître le visage bienveillant d’Emy.
— C’était terrible ! affirme-t-elle.
— Je n’ai installé la deuxième puce que
quelques secondes. Vous avez tout de suite réagi. Votre corps était secoué de
spasmes et j’ai enlevé les deux puces aussitôt. Qu’avez-vous vu, Elisabeth ?
— C’était cauchemardesque. Le néant aspirait
mes souvenirs malgré moi. Effrayant.
— C’est fini, Elisabeth. Vous n’y
retournerez plus. Ce que vous avez vu est bien la réalité de Memorheal et,
demain, vous devrez dire au monde la vérité sur le programme. Ils vous
croiront, j’en suis sûre. Vous serez la voix de toutes les personnes âgées que nul
ne défend plus, depuis longtemps. Vous serez la voix des plus faibles et des
plus démunis.
— J’espère que je serai à la hauteur de
cette tâche.
— J’en suis convaincue, Elisabeth, dit
Emy, en la prenant dans ses bras.
*****
Un chauffeur vient chercher Elisabeth au centre
de retraite. Comme elle se déplace moins, sa mobilité s’est réduite et elle
marche plus lentement. Les couloirs de son box sont immenses et le chauffeur
l’installe, tout naturellement, dans un fauteuil pour traverser ce dédale. La
vieille dame est bouleversée en sentant l’air frais sur son visage, durant
quelques instants, lorsque le chauffeur la dépose sur le parvis de la société
Dataid, où se déroule la convention. Un employé de la compagnie l’accueille,
avec le sourire. Il ne cesse de lui demander si elle va bien, en traversant un gigantesque
hall. Puis, ils s’engouffrent dans l’ascenseur qui n’en finit pas de monter
toujours plus haut et s’engagent enfin dans un long couloir, avant de rentrer
dans une vaste pièce, où l’attend Eliott. Il sourit comme jamais et s’assure
qu’elle va bien.
— Bonjour, chère Elisabeth, c’est votre
grand jour aujourd’hui. Vous êtes prête à défendre Memorheal ?
— Je crois.
— N’ayez pas peur. Tout va très bien se
passer. J’ai eu de très bons échos concernant votre expérience dans le
programme, malgré les petits incidents du début. Vous savez, comme moi, que
Memorheal vous permet d’accéder à des souvenirs qui auraient été égarés à tout
jamais, sans le programme.
— Oui, répond Elisabeth, sans conviction.
Elle se sent perdue dans cette grande
pièce, face à des personnes qu’elle ne connaît pas. Eliott lui fait servir du
thé et une part de gâteau.
— Prenez des forces. Ce sera bientôt à
vous.
L’invitée apprécie la douce amertume du
thé et la trop rare saveur du chocolat. Tout le monde semble se soucier d’elle,
aujourd’hui. Un membre du personnel l’emmène dans les coulisses de la grande
salle de conférence. Eliott se tourne vers elle.
— Le moment est venu, Elisabeth. Soyez
naturelle. Soyez vous-même. Et dites le plus grand bien de Memorheal qui vous a
apporté tant de joie, en vous rendant vos souvenirs.
Eliott aide la retraitée à se relever et
entre sur scène, en la tenant par le bras. Les lumières sont vives. Le public
applaudit en voyant l’adorable vieille dame accrochée au bras d’Eliott qui
sourit, à pleines dents. Un présentateur annonce bruyamment leur arrivée. Elisabeth
est apeurée par le bruit et la lumière. Elle avance lentement, sans savoir où
elle va. Elle ignore qui est l’homme qui lui tient le bras et pourquoi elle se
trouve à cet endroit. Eliott l’installe dans un confortable fauteuil équipé de
la coque reliée à Memorheal. Des flashs crépitent. Elisabeth a l’air terrifiée.
Le public s’en rend compte et le silence se fait dans l’immense salle. Eliott
s’agenouille à son côté et s’adresse à elle, avec tendresse.
— Ne vous inquiétez pas, ma chère
Elisabeth. Je vois que vous êtes impressionnée, mais tout va bien se passer.
Puis, il se tourne vers le public, avec un
air complice.
— Elisabeth n’a pas l’habitude de voir
autant de monde, n’est-ce pas, Elisabeth ?
Il prend sa main. Elle acquiesce. Le
public sourit.
— Elisabeth, voulez-vous retrouver vos
souvenirs heureux dans le programme Memorheal, comme vous le faites depuis
maintenant un mois, avec succès ?
— Oui, répond l’invitée, suspendue aux
paroles d’Eliott et perdue dans ce regard bienveillant qui la contient tout
entière.
Eliott place la puce sur la tempe
d’Elisabeth. En un instant, son visage se détend, ses traits s’apaisent. Elle
sourit. Le public est saisi.
Elisabeth sent une douce chaleur irradier
son corps. Clark l’enlace tendrement. Peau à peau, elle ne sait plus que lui.
Il est le passé, le présent et l’avenir. Il est tout ce qui restera lorsqu’il
ne restera rien. Elle hume sa peau, caresse ses cheveux, se noie dans ses yeux
bleu marine. Elle fixe dans sa mémoire chaque détail de son visage. Il la
contemple, émerveillé par sa beauté et pose un baiser sur sa bouche fruitée.
Ils s’étreignent dans l’herbe qui prend des lueurs d’or sous le ciel orangé.
Les heures défilent sans qu’ils s’en rendent compte. Blottie contre Clarke,
Elisabeth lève les yeux vers le ciel et découvre une magnifique nuit étoilée.
Eliott enlève la puce. La vieille dame semble
à la fois heureuse et bouleversée.
— Qu’avez-vous vu dans Memorheal qui vous
a tant émue, chère Elisabeth ?
— J’ai retrouvé mon grand amour et
ensemble nous avons regardé les étoiles, répond-elle, les larmes aux yeux et le
sourire aux lèvres.
Une vive émotion s’empare du public,
conquis par le programme, qui acclame Elisabeth. Eliott triomphe.
*****
Elisabeth se réveille dans son fauteuil,
dans le box. Elle sent quelque chose dans sa paume. Elle ouvre sa main et
découvre un petit morceau de papier plié sur lequel est noté : « Vous
êtes en danger. » Elisabeth tente de rassembler ses idées. Elle se
souvient du ciel étoilé et de Clark dont le visage reste désespérément flou. En
un éclair, elle revoit les lumières, les flashs, les applaudissements et l’air
victorieux d’Eliott.
— Qu’ai-je fait ? se demande la
pensionnaire.
Tout est perdu maintenant. Ses yeux se
posent à nouveau sur la note froissée. Il s’agit sans doute d’un mot d’Emy
qu’elle n’a pas revue depuis hier soir. Un nouvel infirmier lui a apporté son
petit déjeuner, ce matin. Elle ne se souvient pas de son retour au centre de
retraite, seulement des nombreuses personnes qui défilaient pour la saluer,
puis d’Eliott qui la prit dans ses bras devant les photographes avant de
demander à l’un de ses collaborateurs de la raccompagner. Puis, plus rien.
Maintenant qu’Eliott a obtenu ce qu’il voulait, que va-t-il advenir d’elle ?
Une profonde angoisse monte en son for intérieur. Elle doit partir au plus vite.
Quitter le centre de retraite et retrouver Emy.
Elisabeth s’engage dans le couloir. Elle
marche à tout petits pas. Personne ne semble s’intéresser à elle. Ce n’est pas
encore l’heure du couvre-feu et le dîner n’a même pas été servi, donc, il n’y a
rien d’étonnant à ce qu’elle se déplace dans les couloirs. Elisabeth vérifie
discrètement l’affichage pour s’orienter. Les couloirs sont si longs, elle n’en
voit pas le bout. Ses jambes fatiguent. Son cœur palpite. Son souffle est
court. Mais la résidente continue d’avancer, sans relâche. Enfin, elle voit un ascenseur.
Elle y est presque. La porte s’ouvre. Avec effroi, elle découvre qu’Eliott
Lhifter sort de l’ascenseur. Souriant, comme toujours, il avance vers elle.
— Alors, Elisabeth, que faites-vous si
loin de votre chambre ?
— Je me suis perdue, je crois.
— Au moins, dans Memorheal, vous ne
risquez pas de vous égarer !
Il rit.
Eliott fait signe à une infirmière de la ramener
dans sa chambre.
— Je vous rejoins dans un instant,
Elisabeth.
Elisabeth s’installe à nouveau dans son
fauteuil. Peu après, Eliott la retrouve dans le box.
— Chère Elisabeth, vous avez excellé
au-delà de toutes mes espérances, aujourd’hui. Je vous félicite. Le programme
Memorheal va être validé par le gouvernement. Cela ne fait plus aucun doute.
Tout le monde se montre enthousiaste. On nous réclame partout.
— Vous avez ce que vous vouliez.
J’imagine que vous êtes content, rétorque la retraitée.
— J’ai toujours ce que je veux, répond
Eliott, plein d’aplomb.
— À quel prix ?
— Qu’importe le prix. Il y a un prix à
payer pour toute évolution, mais voyons plutôt le côté positif des choses,
n’est-ce pas, Elisabeth ?
— Je ne suis pas dupe, monsieur Lhifter.
Je sais bien que Memorheal a pour but de faire de nous de gentils moutons qui
ne réclament rien et passent leurs journées à rêver une vie axée sur les
souvenirs qu’ils se font voler.
— Vous y allez un peu fort, Elisabeth. Il
faut vous méfier des activistes fanatiques qui se font un plaisir d’effrayer
des esprits purs et innocents comme le vôtre. D’ailleurs, nous mettrons un
point d’honneur à ce que vous ne soyez plus importunée par ce genre d’individu.
Il semble qu’il y ait eu une faille dans le système de sécurité de Dataid, mais
nous y avons remédié.
— Je ne suis pas aussi fragile que vous
le supposez, monsieur Lhifter. Et je suis capable de me faire mon opinion par
moi-même. Que comptez-vous faire ? Réduire au silence tous ceux qui savent
la vérité au sujet de Memorheal ?
— Vous ai-je réduite au silence,
Elisabeth ? Je vous ai donné la parole, en toute liberté, devant le monde
entier et vous avez montré à tous la richesse incroyable de Memorheal.
Aujourd’hui, vous êtes le visage du programme et soyez sûre que nous avons tout
intérêt à prendre le meilleur soin de vous.
— Et si je décide de parler ?
— Vous êtes libre, Elisabeth, mais il
serait dommage de vous discréditer, après avoir suscité l’admiration et l’engouement
de tous. Et puis, entre nous, seriez-vous prête à renoncer à Memorheal, après
tout ce que ce programme vous a permis de revivre ? Ne vous inquiétez pas,
nous avons tous nos petits secrets et les vôtres seront bien gardés, soyez-en certaine.
Je ne doute pas que vous en ferez de même pour Dataid. Échange de bons
procédés, pourrait-on dire.
— Vous savez, monsieur Lhifter, vos
menaces à demi-mot ne m’impressionnent pas. Vous ne me faites pas peur. Vous
pouvez bien voler, enregistrer, copier, analyser, répertorier mes souvenirs autant
que vous le voulez, mais vous n’en obtiendrez jamais l’essence, et le plus
triste, c’est que vous ne parvenez même pas à le concevoir. Connaissez-vous
cette phrase tirée du poème Sacred Emily, de Gertrude Stein : « Rose
is a rose is a rose is a rose » ? Il vous est impossible de la
comprendre. Une chose est ce qu’elle est parce que c’est sa nature. Et moi, je
suis et je resterai, quoi qu’il arrive, une femme libre.
Eliott, piqué au vif, fixe Elisabeth, en
silence, et quitte la pièce, sans dire un mot.
*****
— Elisabeth, Elisabeth… murmure une douce
voix à l’oreille de la vieille dame.
Elisabeth ouvre les yeux et aperçoit Emy.
— Emy, que se passe-t-il ? chuchote-t-elle.
— Elisabeth, je n’ai pas beaucoup de
temps. Monsieur Lhifter a découvert nos activités. J’ai pu pénétrer dans les
locaux grâce à un contact, mais c’est la dernière fois. Ma carte a été
désactivée et je ne pourrai plus revenir. Je viens vous chercher, si vous le
voulez bien. Nous allons tous quitter la ville et nous installer dans une
maison isolée, à la montagne, dans un lieu secret. Personne ne viendra vous
chercher là-bas et vous pourrez finir votre vie en paix. Je prendrai soin de
vous, jusqu’au bout.
— Emy, je suis tellement touchée. Vous
êtes une personne merveilleuse. Je ne sais pas quoi vous dire, répond la
retraitée, très émue.
— Elisabeth, il faut vous décider tout de
suite. Je ne peux rester que quelques minutes. Si vous venez avec moi, je vous
offrirai la vie calme et paisible que vous méritez. Vous pourrez contempler la
nature, jusqu’à votre dernier souffle, loin de ce box en béton.
Malheureusement, je n’ai pas réussi à protéger les autres des ravages du
programme Memorheal, mais je peux vous sauver.
*****
Baignée par la douce lumière d’un jour d’été, Elisabeth se repose, tranquillement assise dans un large fauteuil en velours. Un plaid en mailles fines jeté sur les épaules, elle observe la fabuleuse nature foisonnante, par la fenêtre entrouverte qui laisse une brise légère caresser son visage. Ses longs et soyeux cheveux blancs, aux reflets d’argent, sont tressés. Comme une enfant émerveillée par la beauté du monde, ses yeux brillent, devant la végétation abondante qui décline toutes les nuances de vert, sur fond de ciel bleu azur. Son sourire illumine ses traits paisibles. Elisabeth est comblée. Juste à côté d’elle, sur un petit guéridon en bois ancien, dans un vase de cristal, se trouve une magnifique rose.
©Aliénor Oval texte et photo
Magnifique !
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