Jardin éternel / Novella de science-fiction / 3ème partie
Emy tient la main d’Elisabeth.
— Vous nous avez fait peur, Elisabeth. monsieur
Lhifter a cru que vous faisiez une crise cardiaque. Heureusement, ce n’était
qu’une grosse crise d’angoisse.
— Il est bien aimable de s’inquiéter pour
moi.
— Vous savez, Elisabeth, il s’inquiète
surtout pour l’avenir du programme. Je vous rappelle que vous êtes le visage de
Memorheal.
— Une crise cardiaque aurait fait mauvais
genre, j’en conviens, lance Elisabeth, amusée.
— C’est certain ! En tout cas, je
suis vraiment désolée de ne pas avoir pu venir plus tôt. Vous savez comment ça
fonctionne ici.
— Malheureusement, oui.
L’infirmière regarde la pensionnaire,
l’air triste.
— Emy, puis-je vous faire confiance ?
— Oui, bien sûr, Elisabeth.
— Pensez-vous que quelqu’un peut nous
entendre ?
— Non, je ne crois pas.
Elisabeth fait signe à Emy de vérifier autour
d’elle. Emy s’exécute et regarde partout où elle le peut, sous le fauteuil,
derrière le serveur, pour voir s’il n’y aurait pas un micro. Celle-ci secoue la
tête pour lui signaler qu’il n’y a pas de problème.
— J’ai besoin que vous me rendiez un grand
service. C’est au sujet des souvenirs qui me reviennent dans le programme.
— Je veux bien vous faire ça pour vous,
Elisabeth, mais je vous rappelle qu’au sujet de ce qui se passe dans le
programme, ce ne sont pas simplement vos souvenirs, il s’agit de ce que vous
créez à partir de votre vécu. Il faut bien faire attention à ne pas prendre
tout ce que vous voyez dans le programme pour la réalité.
Je sais, Emy, et je pense être capable de
faire la part des choses, mais j’ai besoin d’en avoir le cœur net. J’ai besoin
que vous fassiez une recherche sur la mort d’un certain Clark, dans cette
ville, l’année de mon mariage, donc, en 2006. L’Internet libre est à un prix
prohibitif et tout est strictement recensé par les agents du SABRE. Je ne sais
pas de quoi il retourne, donc, je préfère ne pas attirer l’attention sur mes
recherches. Il faudrait que vous vous rendiez dans la dernière bibliothèque de
la ville pour consulter les journaux de l’époque.
— Je ne sais pas quoi vous dire,
Elisabeth. Je veux bien vous aider, mais cela revient à chercher une aiguille
dans une botte de foin. Et, si j’effectue des recherches trop ciblées, je vais éveiller
des soupçons. Vous avez son nom, au moins ?
— Non, je suis désolée. En revanche, je
pense que votre recherche concerne précisément l’été 2006.
— C’est d’accord. Je vous promets
d’essayer. J’y consacrerai le temps qu’il faudra et que mes crédits me permettront.
— Merci, Emy. Je savais que je pouvais
compter sur vous.
En installant la puce une nouvelle fois,
Emy s’inquiète de voir Elisabeth devenir paranoïaque et perdre un peu pied avec
la réalité. Elle ne pense pas trouver quoi que ce soit à la bibliothèque, mais
elle réalisera tout de même les recherches, par amitié pour la vieille dame.
Elisabeth déambule près du lac, sous un
ciel d’orage. Le ciel gris n’en finit pas de s’assombrir. Une tension palpable
sature l’air. Elisabeth se sent oppressée. Elle se sent irrésistiblement
attirée vers le lac. Au bord de celui-ci, elle se penche et cherche son reflet
dans l’eau. Le visage qu’elle voit n’est pas le sien. C’est celui d’une belle
femme, jeune et brune, qui la fixe, avec un regard d’une insondable noirceur.
Son visage est dur, impavide.
Soudain, à la commissure de ses lèvres, du
sang commence à couler en fins filets. Quelque chose de blanc semble sortir de
sa bouche. Une enveloppe. Le visage de la femme brune prend corps et sort
doucement de l’eau. L’enveloppe blanche sort aux trois quarts de sa bouche,
comme si elle se trouvait dans un présentoir. Elisabeth attrape l’enveloppe, constate
que du sang s’en écoule et la jette à terre. Elle se met à courir, puis aperçoit
une silhouette dans la roseraie, sous un ciel mauve. Elle s’y précipite,
espérant qu’il s’agira de Clark. Elle s’arrête net lorsqu’elle arrive plus près,
en s’apercevant qu’il s’agit de James qui berce un bébé au visage bleu pâle.
*****
Les nuits d’Elisabeth sont chargées de
rêves lourds et étranges, dans lesquels elle tente de retrouver le visage de
Clark qui semble toujours un peu flou, en dehors du programme. Il lui tarde de
voir arriver le matin. Elle entend le chariot qui s’arrête devant la porte. Emy
entre dans le box, la mine anxieuse.
— Elisabeth, il faut que je vous parle au
sujet des recherches que vous m’avez demandé d’effectuer.
— Qu’avez-vous trouvé ?
— Rien au sujet d’un mort. Mais j’ai
trouvé la trace d’un certain Clark disparu l’été 2006, avec son épouse.
— Ça vous dit quelque chose, Elisabeth ?
— Pas vraiment, non. Je sens bien qu’il y
a quelque chose de sombre et de complexe dans cette histoire, mais je n’y
comprends rien. Je sais seulement que cet homme, Clark, comptait pour moi plus
que tout au monde.
— Vous avez été mariés pendant
cinquante-deux ans et vous fréquentiez déjà James depuis plusieurs années, avant
cela, alors je ne suis pas sûre qu’il y ait eu de la place pour un autre homme qui
aurait tant compté pour vous.
— Vous savez, l’amour ne se définit pas
par le nombre d’années, de mois, de jours ou d’heures que l’on passe avec
l’autre.
— J’imagine, oui. Mais je reste
dubitative.
— Je veux seulement comprendre et me
souvenir, retrouver ce qui m’appartient. Si j’ai aimé aussi fort, je ne veux
pas l’oublier. Vous comprenez.
— Oui, je vois bien. Vous êtes prête à
vous confronter à vos souvenirs ?
— Plus que jamais.
— D’accord. Allons-y.
Elisabeth enlace Clark qui lui sourit et
pose sur elle un regard plein d’amour.
— Rose, ma rose, il faut partir.
— Maintenant que nous sommes au pied du
mur, j’ai peur.
— N’aie pas peur, je serai toujours là
pour toi, mais nous n’avons plus le choix. Ma femme ne supporte pas la
situation. Je voulais partir depuis longtemps et je ne restais qu’en raison de
ses menaces.
— Je sais, mais je me sens tellement
coupable. Mon mariage avec James est prévu dans un mois et je n’ai même pas eu
le courage de lui parler. Je n’en aurai pas la force. C’est un homme formidable
et je vais lui briser le cœur.
— Nous ne pouvions pas prévoir de tomber
amoureux au premier regard, en nous promenant dans cette roseraie. Tout cela
est si soudain. À la fois merveilleux et dévastateur. Ces trois derniers mois ont
changé nos vies à jamais. Il est désormais impossible de revenir en arrière.
— Tu as raison. Tout est prêt. Il n’y a
plus qu’à faire le grand saut.
— Je dois rassembler quelques affaires.
Je laisserai les clés de la maison dans la boîte aux lettres, c’est convenu
avec le propriétaire.
— Je vais passer chez moi une dernière
fois, prendre mon sac de voyage et laisser un mot à James. J’espère qu’il ne
m’en voudra pas.
— J’en suis sûr. Fais vite, ma rose, mon
amour.
— Je fais au plus vite. Je t’aime.
— Je t’aime, Rose.
Elisabeth embrasse Clark et quitte la
maison. Soudain, elle est happée par un terrible tourbillon. Son corps est
balancé de part en part. Tout est gris autour d’elle. Impossible de distinguer
quoi que ce soit. Puis, tout redevient stable. La grisaille se dissipe, telle
une brume. Elisabeth se trouve dans le hall d’entrée de la maison où elle vient
de quitter Clark. Horrifiée, elle voit, devant elle, une femme brune, aux yeux
exorbités, tenant dans sa main un couteau ensanglanté qu’elle vient de retirer
de l’abdomen de Clark qui gît au sol, agonisant. Sans même réfléchir, elle se
précipite vers son amant. La femme se jette sur elle, de toutes ses forces. Toutes
deux s’enlacent dans un terrible corps-à-corps. Tout va très vite et, avant
même de comprendre ce qu’il se passe, Elisabeth s’aperçoit que le couteau est
planté dans le cœur de l’autre femme, dont le visage est désormais figé. Les
mains pleines de sang, elle se penche sur Clark et caresse doucement son visage
livide. Il ébauche péniblement un sourire et murmure :
— Ma rose…
Puis, ses yeux se perdent dans le vide. Il
ne respire plus. Elisabeth hurle, pleure et enlace le corps de son amant.
Soudain, elle sent une violente décharge dans son ventre. Une douleur
transfixiante l’envahit. Un ruissellement tiède s’écoule entre ses cuisses et elle
remarque que sa robe blanche est pleine de sang, au niveau de l’entrejambe. Elisabeth
reste inerte des heures durant, sidérée par la perte de son amour et du bébé
dont elle ignorait l’existence.
Comme un automate, elle rejoint son
domicile à la nuit tombée. James l’attend, assis sous le porche, les yeux rougis
par les larmes, la lettre d’Elisabeth entre les mains. Sans dire un mot, James devine
ce que sa fiancée n’aura pas la force de lui dire. Elisabeth est sous le choc.
Son regard est éteint. James ne parle pas. Il l’accompagne dans la salle de
bains, la déshabille et l’aide à frotter son corps couvert de sang, sous une
douche brûlante.
à suivre...
©Aliénor Oval texte et photo
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