Jardin éternel / Novella de SF / 1ère partie
JARDIN ÉTERNEL
Novella de science-fiction écrite par Aliénor Oval
Dans le box étroit, Elisabeth regarde les
chaînes télévisées sur l’écran mural en rêvant de vastes étendues d’herbes
ondoyantes. L’ampoule nue émet une lumière terne censée reproduire la lumière
du jour. Seule décoration au mur, une photo d’elle et son mari, James, dans un
vieux cadre décrépi. Elle dispose d’un placard intégré dans le mur, d’un large
fauteuil confortable qui bénéficie d’une position allongée pour dormir, face à
l’écran plat. Le fauteuil est doté d’un battant qui fait office de table pour
prendre son petit déjeuner ou de Pad tactile qui lui permet seulement d’écrire
des notes, appeler l’infirmière ou faire quelques jeux de base, selon sa grille
tarifaire. Un module complémentaire d’un mètre carré. Grâce à ce dernier, on
peut encastrer les éléments de la salle de bains dans le mur pour libérer
l’espace pour la douche hebdomadaire, sous forme d’un jet de microparticules
d’eau, d’antiseptique et autres composants chimiques, d’une durée maximale de
trente secondes. Le box ne possède aucune fenêtre.
Il ne faut rien espérer d’autre dans les
maisons de retraite, pour reprendre cette ancienne appellation, disons plutôt
dans les centres de retraite, puisque l’on est en 2065. Une fenêtre est un luxe
que seuls les plus fortunés peuvent s’offrir, dans les gigantesques
établissements qui accueillent les personnes âgées, désormais largement
majoritaires dans la société depuis la chute drastique de la natalité en 2024
et les grands effondrements successifs des pays. Seule la perfusion financière
constante de puissantes industries maintient les États en place, en échange de
compromissions permanentes qui ne choquent plus grand monde, aujourd’hui.
Elisabeth se tient droite dans son
fauteuil. Cela vient sans doute de son éducation rigoureuse. Ses longs cheveux
blancs, aux reflets argentés, sont relevés en un chignon tout à fait
acceptable. Sa tenue est simple, mais parfaitement propre. Un chemisier écru
aux boutons dorés, un fin gilet camel, un pantalon beige et de confortables
chaussures marron, en cuir souple. Elle dispose de trois tenues complètes
différentes et deux pyjamas qui sont rangés sur des cintres spécifiques et
nettoyés à sec, en quelques secondes, directement dans la penderie du placard. Elisabeth
se fait un devoir de s’habiller de manière élégante, tous les jours, et de ne
pas traîner en peignoir et chaussons, comme beaucoup. Même depuis le départ de James,
voilà cinq ans, elle ne déroge pas à ses bonnes habitudes.
Une existence rangée et disciplinée lui
permet de continuer à prendre soin d’elle, maintenant qu’elle a fêté ses 80 ans,
quelques semaines plus tôt. Un mariage à 28 ans, après des études de
lettres. Pas d’enfant. Elle n’en désirait pas. Quarante ans à travailler, sans histoires,
avec James, dans leur magasin de bricolage. Une belle maison bien entretenue et
un jardin soigné. Une existence modeste, mais agréable. Une vie qui se déroule
dans la délicieuse lenteur des habitudes. Puis, la pente raide de la vieillesse
et ses aléas. La mémoire fait défaut. Le corps ploie doucement. L’anxiété
devant les souvenirs qui s’effacent et l’esprit qui devient étranger. James
immobile, étendu sur le gazon, mort à côté des fleurs et de son potager. L’impossibilité
de rester chez soi. Le centre de retraite comme une évidence. La maison vendue
pour régler les frais. Surtout ne pas vivre plus de 90 ans, elle a fait le
calcul, sinon… nul ne sait.
Qu’advient-il à ceux qui ne peuvent plus
payer, et leurs descendants non plus ? L’État est censé les prendre en
charge, mais dans quelles conditions ? Tout est déjà rationné lorsque l’on
met la main au porte-monnaie, alors...
Emy, souriante, dans sa tenue blanche,
entre dans le box, tel un rayon de soleil.
— Bonjour Elisabeth, comment allez-vous ?
— Toujours bien quand je vous vois, dit la vieille dame, avenante. Vous venez me rappeler que c’est l’heure du déjeuner ?
— Vous avez déjà déjeuné à midi,
Elisabeth. Il est 16 h, maintenant, lance Emy, avec un sourire un peu
gêné.
Elisabeth semble décontenancée, mais tente
de ne rien laisser paraître.
— Vous avez de la visite, Elisabeth,
aujourd’hui. Vous vous en souvenez ?
— Pas vraiment. De qui s’agit-il ?
— De M. Eliott Lhifter, le directeur
de Dataid, une firme qui vend du matériel médical, des logiciels innovants dans
le domaine de la santé et du divertissement et qui fait aussi du marketing.
— Pourquoi vient-il me voir ?
— C’est au sujet d’un nouveau programme
de réalité virtuelle pour les personnes qui souffrent de la maladie d’Alzheimer,
comme vous, ou d’autres troubles cognitifs.
— Et, pourquoi s’adresse-t-il à moi ?
Je n’ai rien d’exceptionnel.
— C’est peut-être pour ça.
Emy rit, ainsi qu’Elisabeth.
— Comme c’est un grand jour, reprend-elle,
je vous ai apporté un biscuit et du café, offerts par M. Lhifter.
— Vous êtes adorable, Emy.
Quelqu’un toque à la porte. L’infirmière va
ouvrir. Un homme brun, aux tempes grisonnantes et au sourire féroce, entre dans
la pièce. Ses yeux bleus pétillent de malice. Son costume bleu marine est d’une
qualité remarquable. Rien d’ostentatoire, cependant. La coupe parfaite lui sied
à merveille. Ses cheveux, souples et soyeux, sont dégradés sur les côtés et
plus longs sur le dessus, formant une belle mèche qui retombe sur la gauche. Sa
barbe lui donne un air aussi raffiné que redoutable.
Tout sourire, il s’avance vers Elisabeth,
ne prêtant aucune attention à Emy qui reprend son chariot et quitte la pièce,
en toute discrétion.
— Bonjour Elisabeth, je suis Eliott
Lhifter, et je suis ravi de vous rencontrer enfin.
— Bonjour monsieur Lhifter, que me vaut
votre visite ?
— Appelez-moi Eliott ! Pas de
manières entre nous, si vous le voulez bien.
— Je serai plus à l’aise en vous appelant
par votre nom, monsieur Lhifter.
— Soit ! Faites comme il vous
plaira, chère Elisabeth.
— Pouvez-vous m’en dire plus sur votre
visite, monsieur Lhifter ?
— Comme vous le savez peut-être, je suis
le directeur de Dataid et je suis ici aujourd’hui, car vous êtes l’avenir de
notre société.
Elisabeth s’esclaffe.
— L’avenir, vous plaisantez ? Quel
avenir, monsieur Lhifter ?
— Nous vous avons choisie, Elisabeth,
pour notre nouveau programme, Memorheal.
— De quoi s’agit-il ?
— Il s’agit de vous donner du temps,
Elisabeth. Quoi de plus précieux ?
— Et comment cela serait-il possible ?
— En stimulant votre esprit, afin de
retrouver vos souvenirs perdus et de stopper vos pertes de mémoire qui, comme
nous le savons tous les deux, ne feront que s’accentuer si nous ne faisons rien.
— Comment voulez-vous accomplir ce
prodige ?
— À l’aide de la réalité virtuelle, Memorheal.
Une puce est fixée sur votre tempe durant toute la journée et stimule votre
cerveau en continu. Vous entrez dans une réalité modifiée qui se crée à partir
de vos propres souvenirs, même les plus enfouis, même ceux que vous croyez
oubliés. Vous vivez dans le monde dont vous avez toujours rêvé, un monde fait
pour vous et par vous, entourée de vos proches, même de ceux qui ont disparu
depuis longtemps.
En
disant ces derniers mots, Eliott se tourne vers la photo de mariage qu’il contemple,
avec un air de recueillement.
— C’est tentant, je l’admets, mais quelle
est la contrepartie ?
— Votre seule contrepartie est d’être
l’image de notre société pour le merveilleux programme Memorheal.
— Pourquoi me choisir ? Je suis une
vieille dame parmi tant d’autres.
— Justement. Nous avons besoin d’une
personne en qui chacun pourra se reconnaître. Vous avez mené une existence
modeste, digne et tranquille. Et puis, vous avez le profil idéal ; calme,
constante, soignée, douce. Vous êtes un peu la grand-mère que nous aimerions
tous avoir.
— Le programme a-t-il fait ses preuves ?
— À vous de nous le dire, Elisabeth. En
plus d’être l’image de Dataid, vous aurez le privilège d’être la première à
utiliser Memorheal. De vous, et de vous seule, dépendra le fait que ce
programme soit accessible à grande échelle dans les centres de retraite, si le
gouvernement valide ce projet ambitieux.
— Et vous pensez vraiment que je vais
accepter de tester un programme expérimental avec tous les risques que cela
comporte ? Pourquoi croyez-vous que je vais vous donner mon accord ?
Eliott
regarde tendrement Elisabeth et prend ses mains dans les siennes.
— Elisabeth, n’avez-vous pas, parfois,
l’impression que tout vous échappe et que vous perdez le contrôle ?
Elisabeth baisse la tête, pensive.
— C’est d’accord.
Eliott sourit à pleines dents.
— Vous avez pris la bonne décision,
Elisabeth. Il se trouve que j’ai apporté le contrat. Je vais vous épargner la
lecture des trente pages qui le constituent. Vous pouvez me faire confiance.
Il pose le contrat sur le battant du
fauteuil et pointe du doigt le bas de la dernière page.
— Signez ici !
*****
Emy et Eliott se tiennent à côté
d’Elisabeth. Pas une personne de plus ne tiendrait dans le minuscule box.
Eliott prend un air solennel.
— En cet instant, nous vivons un moment
crucial dans l’évolution de l’homme. Nous sommes sur le point d’endiguer la
dégénérescence du cerveau humain.
— Ne soyez pas trop grandiloquent, tout
de même, lance la vieille dame.
— Comment vous sentez-vous, Elisabeth ?
Pas trop anxieuse ? demande Emy.
— Ça va, mais je préfère ne pas trop y réfléchir.
— Tout va bien se passer, Elisabeth, je
vous le garantis. Vous allez partir pour une belle aventure.
Eliott se tourne vers Emy.
— Vous allez voir, c’est extrêmement
simple. Tous les matins, à 8 h, après le petit déjeuner et la toilette, il
vous suffira de placer cette puce sur la tempe d’Elisabeth, comme ceci.
Eliott pose la puce.
— Si je peux me permettre, comment tient-elle ?
s’enquiert Emy.
— C’est tout simple. Un technicien est
passé hier et il a pratiqué, sur la tempe d’Elisabeth, une infime incision,
sous anesthésie locale, puis il a implanté un aimant. Comme vous pouvez le
constater, c’est invisible. La puce est aimantée. Il faut la positionner au bon
endroit. Vous allez vite prendre le coup de main. Et vous pouvez ainsi la
placer et l’enlever très facilement.
— Combien de temps dois-je la laisser en
place ?
— Jusqu’à 19 h, pour le dîner.
— Elle ne déjeunera pas ?
— Inutile. Dans Memorheal, elle ne
ressentira pas la faim, ni la soif, ni aucun autre besoin d’ailleurs. Il vous
faudra simplement augmenter les apports alimentaires et hydriques du matin et
du soir pour éviter les carences.
— Quel est cet appareil à côté du lit d’Elisabeth ?
Emy montre un serveur informatique.
— Il m’est impossible de rentrer dans les
détails, c’est confidentiel. Seule Elisabeth a accès à toutes les données qui
sont détaillées sur son contrat, bien évidemment.
— Je ne suis pas sûre que ce soit très
bon pour Elisabeth de rester assise toute la journée, sans bouger.
— Nous avons muni son fauteuil d’une
coque anti-escarres sur laquelle se trouvent des électrodes, reliées à la puce Memorheal,
qui permettront une électrostimulation de tout son corps, en relation avec ce
qu’elle vivra dans la réalité virtuelle.
— Je vois que vous avez pensé à tout, rétorque
Emy, d’un ton cinglant.
— Nous ne laissons rien au hasard, soyez-en
sûre.
Eliott fixe l’infirmière qui le regarde,
avec défiance.
— Elisabeth peut-elle m’entendre ?
— Non, pas quand elle est dans le
programme.
— Et, s’il y a un problème, je peux vous
appeler ?
— S’il y a un problème, je serai là avant
vous ! s’exclame Eliott, en riant.
Puis, il s’éloigne en saluant la jeune
femme.
Emy contemple tristement Elisabeth, assise
dans son fauteuil. Ses traits demeurent paisibles. Ses bras sont secoués de
quelques très légères secousses, puis ses pieds à leur tour. L’infirmière se résigne
à partir. Elle quitte la chambre et s’élance dans un couloir si long qu’elle
n’en voit pas le bout. À perte de vue, de part et d’autre du couloir, les
portes des petites cellules où vivent les personnes âgées.
Elle travaille dans la partie A du bloc 198
et doit s’occuper de plusieurs dizaines de résidents, toute seule, dans la
journée, voire quelques centaines, durant la nuit. On lui demande de faire toujours
plus et plus vite. Le temps pour l’humain n’est pas comptabilisé dans les tâches,
aussi est-il devenu négligeable pour la plupart des employés qui croulent déjà sous
le labeur ingrat et répétitif qui leur incombe. Trois minutes prévues pour une
toilette, mais pas une seconde pour un sourire, un geste ou une parole
réconfortante. Emy lutte pour garder son humanité, et trouver la force, jour
après jour, de sourire et de dire un mot doux aux résidents, en particulier, à
Elisabeth pour qui elle ressent une véritable tendresse.
Au centre de chaque bloc, un immense
réfectoire pour ceux qui parviennent dans un effort à s’y rendre, afin
d’ingurgiter un repas minimaliste, composé d’une bouillie gorgée de poudre de
protéines, de vitamines, et parfois d’antibiotiques et, pour les plus riches,
d’une compote, d’un yaourt, d’un fruit ou d’une part de gâteau. Pour les
autres, le repas est servi en chambre dans un shaker et se doit d’être avalé
prestement. La quantité maximale d’eau octroyée à chaque résident est d’un
litre par jour, ce qui inclut l’eau donnée pour les repas. Il reste environ un
quart de litre d’eau pour vingt-quatre heures, à boire dans un flacon muni
d’une pipette. L’eau est rationnée en raison de la sécheresse durable qui s’est
installée sur toute la planète, depuis plusieurs décennies. Les résidents n’ont
pas d’accès à l’eau, ni dans leur box, ni nulle part ailleurs dans les immenses
blocs. Le volume d’eau utilisé par les employés est également strictement contingenté
et répertorié. Toute consommation supplémentaire est sanctionnée par une
déduction d’un montant exorbitant sur leur salaire.
De larges écrans muraux occupent tous les
murs du réfectoire et les résidents peuvent regarder les chaînes télévisées validées
par les centres de retraite, sur lesquelles les programmes sont constamment
entrecoupés par de multiples publicités. Des jeux de société sont aussi disponibles
sur l’écran tactile des tables.
À l’entrée de chaque bloc, se trouve un
petit espace gravillonné, de quelques mètres carrés, doté d’un banc, mais les
blocs sont si vastes et il est si complexe de rejoindre la sortie que les
résidents n’en sortent pas, à moins d’être accompagnés par un proche. Les
visites sont autorisées, mais généralement peu nombreuses, en raison du temps
considérable qu’il faut pour traverser les colossaux centres de retraite, se
rendre au bon bloc et, ensuite, trouver son chemin dans le dédale des
interminables couloirs. Un seul regard sur les innombrables rangées d’immenses
blocs gris sombre, à perte de vue, en décourage plus d’un.
.... à suivre.
©Aliénor Oval Texte et photo
Début prometteur... 😊
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